Le spectre de l'Internationale ouvrière à Flers en 1882
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Usage pédagogique
- Date du document : 15/12/1882
- Référence : M 955
- Auteur(s) : Parmentier
- Lieu(x) : Condé-sur-Noireau (Calvados) , Flers , La Ferté-Macé
- Période(s) : De 1815 à 1914
Présentation :
Le document présenté ici est un rapport adressé au préfet de l’Orne le 15 décembre 1882 par le sous-préfet de Domfront, Parmentier, arrivé depuis peu dans son arrondissement. Il porte sur évoque l’influence des groupes socialistes sur la population ouvrière dans la région de Flers. Le rapport est disponible en intégralité au format pdf par le lien ci-dessus.
Cette ville a connu une croissance soutenue au cours du siècle, portée par le développement de l’industrie textile : la population passe de 2 797 habitants en 1806 à presque 14 000 en 1886. Devenue ainsi la principale cité industrielle de l’Orne, elle abrite une forte concentration d’ouvriers. Le sous-préfet évoque le nombre de 5000 ouvriers, ce qui semble surestimé. On peut compter environ 3 500 ouvriers dans le secteur textile. Pas très loin, Condé-sur-Noireau ou La Ferté Macé abritent aussi une population ouvrière importante dans le même secteur.
Cette forte concentration de population ouvrière suscite une attention toute particulière des pouvoirs publics d’autant plus que les employés du textile sont les plus engagés dans les mouvements sociaux à cette époque. D’après Jean Quellien, sur la période 1871-1895, ils sont à l’initiative de 75 % des journées de grève dans l’industrie en Basse-Normandie. Le rapport évoque la grève de 1880, qui a duré 47 jours et n’a abouti à aucune amélioration pour les tisserands confrontés à un front patronal uni. L’année suivante, ce sont les teinturiers qui se mettent en grève. Il s’agit le plus souvent de mouvements défensifs, en réaction à des baisses de salaire.
Les années 1880 voient un durcissement des conflits sociaux souligné par le sous-préfet (3e paragraphe). Dans le cadre de la Grande Dépression, le contexte économique se dégrade et l’industrie textile ornaise subit la concurrence des ateliers du Nord et des Vosges. Face à ces difficultés, les patrons ornais préfèrent réduire les salaires plutôt que moderniser leurs équipements ; le rapport souligne d’ailleurs que les patrons se soucient peu du sort de leurs ouvriers.
Cependant, le contexte politique évolue également : la question sociale devient de plus en plus sensible. Le syndicalisme se développe, les idées socialistes gagnent du terrain et cela suscite l’inquiétude des pouvoirs publics. Le rapport évoque notamment l’influence supposée de l’Internationale. Il s’agit de l’Association Internationale des Travailleurs (AIT), appelée également 1ere Internationale, créée à Londres en 1864. D’après Jean Quellien, une section de l’AIT a été créée à Condé-sur-Noireau, autre foyer industriel situé à moins de 14 km de Flers. Mais toutes les organisations socialistes ou proches du socialisme disparaissent de la région dans les années 1870 pour ne renaître que dans la décennie 1890.
Cela n’empêche pas le sous-préfet de mener l’enquête sur la présence de l’Internationale et autres « sociétés secrètes ». Cette expression nous renvoie à l’environnement politique de la première moitié du XIXe où, dans toute l’Europe, la plupart des groupes politiques progressistes étaient contraints à la clandestinité par les politiques répressives des gouvernements en place. En 1882, la situation a changé, notamment en France. Il reste que les syndicats ne sont pas encore autorisés et surtout que les socialistes font peur. C’est justement en 1882 que Jules Guesde et Paul Lafargue fondent le Parti Ouvrier, que l’on peut considérer comme le premier parti français socialiste, dont le programme est clairement révolutionnaire.
La méfiance des autorités est donc très vive : lors de la grève de 1880, d’après le rapport, on soupçonnait l’influence de l’Internationale parmi les grévistes. La crainte de la subversion socialiste était telle que les autorités avaient envisagé une intervention des troupes en cas de « rébellion à main armée ». Le sous-préfet cependant est circonspect : « à cette période on voyait l’Internationale un peu partout. » Il estime que des « agents » de l’Internationale sont encore présents à Flers et promet de les surveiller étroitement mais reconnaît quelques phrases plus loin qu’il n’y a aucune certitude sur le sujet.
Notons pour terminer que les patrons flérois, quant à eux, n’ont pas montré autant de circonspection : soupçonnés d’être proches des « sociétés secrètes », tous les ouvriers engagés activement dans la grève en 1880, ont été tout simplement licenciés. Pour éviter que la « contagion » socialiste (réelle ou fantasmée) ne s’étende, les patrons ont fait en sorte qu’ils ne puissent pas être réembauchés dans les ateliers de la région, en utilisant les livrets ouvriers dont on voit bien ici qu’ils étaient un outil de contrôle social.
Ainsi, le rapport ne permet pas de conclure sur la réalité de l’influence des idées socialistes dans le Bocage à la fin du XIXe. Il témoigne en revanche d’une réelle inquiétude des pouvoirs publics et du patronat face à cette éventualité.
Transcription :
Sous-préfecture de Domfront
Cabinet du sous-préfet
Confidentielle
Domfront, le 15 décembre 1882,
Monsieur le Préfet,
La ville de Flers, qui grâce à une industrie spéciale a pris des développements considérables dans ces vingt dernières années, possède une population ouvrière qu’on peut évaluer à environ 5 000 habitants, dont 3500 à 4000 agglomérés dans la ville même et un millier répartis dans les nombreux hameaux ou villages qui constituent en quelque sorte ses faubourgs ou annexes.
Ces ouvriers venus à Flers de tous les points du département et des départements voisins ont toujours appartenu à l’opinion libérale sous tous les régimes et ont toujours été unis par les liens d’une étroite solidarité. Cela devait d’autant plus se produire que tous les grands industriels de Flers sont, à peu d’exception, près, absolument réactionnaires et se sont toujours fort peu préoccupés d’améliorer le sort de leurs ouvriers.
Aucun conflit sérieux n’avait cependant éclaté avant l’année 1880 entre les patrons et ouvriers : à cette époque, les propriétaires de tissage ayant diminué les salaires à cause de la crise que subissait l’industrie, la population ouvrière se mit en grève et on constitua un comité qui se mit en rapport avec les sociétés secrètes et avec l’Internationale. C’est du moins ce qui se disait alors et vous savez qu’à cette période on voyait l’Internationale un peu partout. J’étais sous-préfet de Mortagne et je me souviens que M. Reboul votre prédécesseur était assez préoccupé de cette situation ; mon collègue M. Dornois dut passer plus d’un mois à Flers et en prévision d’une rébellion à main armée il avait l’autorisation du Commandant du corps d’armée de mettre en cas de besoin en réquisition la garnison de Domfront.
Heureusement, la grève se passa sans incident notable et il ne fut pas nécessaire d’employer de moyens coercitifs.
Les patrons parfaitement d’accord entre eux refusèrent de céder et au bout de six semaines d’interruption le travail reprit aux conditions imposées par eux. De plus, afin de prévenir le retour de semblables manifestations ils s’entendirent pour congédier de leurs ateliers tous ceux qui de près ou de loin avaient joué un rôle dans la grève ou faisaient partie d’une société secrète, de l’Internationale comme on disait alors, confondant dans cette dénomination tous les groupes socialistes ayant intérêt à fomenter et à soutenir les grèves et ayant leur siège en France ou à l’étranger.
Les ouvriers congédiés allaient-ils chercher du travail à Condé-sur-Noireau ou à la Ferté-Macé dont les industriels sont en rapports constants avec ceux de Flers leurs voisins, on leur refusait tout travail en constatant certains signes sur les livrets ouvriers visés par leurs anciens patrons. C’est de M. Lelièvre, premier adjoint et Président de la Chambre de commerce de Flers que je tiens ces détails. Il en résulta que l’élément remuant et socialiste, les affiliés de l’Internationale ou autres sociétés secrètes disparurent en grande partie de cette dernière ville. L’organisation du comité de grève survécut-elle à ces mesures draconiennes ? Y a-t-il encore quelques adeptes de l’Internationale parmi les ouvriers de Flers ? Pour moi, me rappelant les détails de la grève de 1880 et les commentaires qui avaient lieu à cette époque, je suis porté à le croire et voilà pourquoi je vous ai dit dans mon rapport que les agents de l’Internationale résidant à Flers seraient soigneusement observés.
Il faut avouer cependant que cette année dans la grève qui s’est produite, grève d’ailleurs peu importante des ouvriers teinturiers, il ne fut plus question d’intervention des sociétés secrètes ou d’agents de l’Internationale. Cette grève prit fin au bout de quelques jours.
Quoiqu’il en soit, je me mis en devoir de procéder à une enquête et fis venir M. le Commissaire de police de Flers. Je lui demandais s’il connaissait des ouvriers ou groupes d’ouvriers affiliés à des sociétés secrètes et notamment à l’Internationale. Il me fit justement observer qu’il n’était à Flers que depuis peu de temps et que n’ayant qu’un seul agent incapable il était absorbé par la police des rues dans une ville où la population ouvrière est nombreuse, adonnée à l’ivrognerie, les rixes fréquentes, etc. Dans ces conditions, je n’ai pas [ ?] mes investigations sur ce point : comment le pourrai-je étant seul ou presque seul et n’ayant aucune donnée puisque je n’ai pu suivre le mouvement de grève de 1880. Je vais m’en occuper dès à présent et m’arranger pour avoir des relations dans la classe ouvrière. Je m’empresserai s’il y a lieu de vous faire connaître le résultat de mes recherches. Tout est tranquille en ce moment.
Je me rendis à Flers quelques jours après et j’eus une entrevue avec M. Duperron, maire, et M. Lelièvre, adjoint et président de la société industrielle. Ils me donnèrent sur la grève de 1880 les renseignements relatés en partie au commencement de ce rapport, ils m’assurèrent que dès à présent il n’y avait aucune menace de grève, la situation de l’industrie locale n’ayant jamais été plus prospère.
Je leur parlais ensuite du comité de grève de 1880, des relations qu’on prétendait que tout ou partie de ses membres avaient eu avec l’Internationale ou d’autres sociétés secrètes. Cette organisation pouvait encore exister et il était prudent de s’en inquiéter. M. Duperron me fit observer qu’il était impossible de répondre d’une manière certaine sur ces points ; à la vérité on a bien parlé de l’Internationale et de sociétés secrètes subventionnant la grève de 1880 mais cela n’est pas prouvé : quand à savoir s’il existe encore à Flers après les mesures d’exclusion prises par les patrons des meneurs ou des affiliés de l’Internationale cela est bien difficile : ce n’est que dans les moments de crise industrielle qu’ils se révèlent et nous sommes en pleine période de prospérité. Ils se garderaient bien d’ailleurs de se faire connaître car ils seraient impitoyablement congédiés. On a bien désigné quelquefois un Sr Tardif, horloger de sa profession qui était caissier de la grève de 1880 ; mais ce ne sont là que des rumeurs et je pourrais être renseigné d’une manière un peu exacte que par un sieur Leprince qui dans ce même comité remplissait les fonctions de secrétaire ; il s’était fourvoyé dans cette affaire car c’était un bon sujet et depuis je l’ai placé à Paris. Par lui, je pourrais obtenir des indications certaines sur les individus affiliés à l’Internationale ou d’autres sociétés et qui seraient en résidence à Flers. Cette situation nous préoccupe d’ailleurs et à mon retour de Paris où je dois voir le Sr Leprince peut-être pourrai-je vous donner des renseignements plus positifs car à l’heure actuelle je ne puis nommer personne n’ayant, comme bien d’autres, que des soupçons et des présomptions. Je serais cependant bien aise de connaître les antécédents du Sr Tardif qui je crois a dû autrefois appartenir à la police secrète sous l’Empire.
Je sais fort bien que le Commissaire de police a une besogne écrasante et pour faciliter ses investigations qui nous intéressent au plus haut degré, nous allons demander à Monsieur le Préfet de nommer un second agent et s’il faut à M Gilibert faire quelques dépenses pour obtenir des renseignements particuliers, je l’autoriserai à les faire. Dans le cas où la situation me paraîtrait grave je pourrais m’adresser à vous ou écrire à Monsieur le Préfet pour qu’on nous envoie un agent habile et connaissant l’organisation de ces sociétés affiliées à l’Internationale. En terminant M. Duperron me faisait remarquer que les mesures prises par les industriels en ce qui concerne les meneurs et les individus soupçonnés de faire partie de ces sociétés secrètes avaient débarrassé le pays des hommes les plus actifs et les plus dangereux. Les mêmes faits pourraient cependant se renouveler et une nouvelle grève éclater en cas de crise industrielle. Il se plaint à ce propos que les patrons qui ont fait des fortunes très considérables aient laissé les salaires au point où ils étaient il y a des années et cependant les vivres ont augmenté dans de notables proportions.
Je me serais bien adressé à des industriels mais ils sont tous ou presque tous (je parle des établissements importants) réactionnaires et tout à fait hostiles à la municipalité. Ils n’ont d’ailleurs qu’une préoccupation : augmenter leur chiffre de leurs affaires sans s’inquiéter de l’éventualité de grèves qui jusqu'ici ont échoué grâce à leur entente.
M. Duperron devait se rendre à Paris la semaine dernière et je comptais le voir à son retour pour lui demander le résultat de son entretien avec le Sr Leprince : il a dû différer son voyage à cause de la maladie de Madame Duperron, sa mère, atteinte en ce moment d’une fluxion de poitrine.
J’ai prescrit à M. le Commissaire de police de me fournir avec la plus grande exactitude et le plus grand soin tous les renseignements qu’il pourrait recueillir au sujet des sociétés secrètes et notamment en ce qui concerne l’Internationale.
Veuillez agréer Monsieur le Préfet l’assurance de mon respectueux dévouement.
Le sous-préfet,
A. Parmentier
rapport Internationale Flers 1882 M955.pdf