Aller au contenu principal

La grève des teinturiers à Flers en 1881

  • Usage pédagogique Usage pédagogique
  • Date du document : 09/09/1881
  • Référence : M2410
  • Auteur(s) : commissaire de police de Flers
  • Lieu(x) : Condé-sur-Noireau (Calvados) , Flers , La Ferté-Macé
  • Période(s) : De 1815 à 1914

Présentation :

Le 6 septembre 1881, de nombreux ouvriers teinturiers de Flers commencent une grève pour protester contre leurs conditions de rémunération. Le document présenté ici est un rapport du Commissaire de police de Flers adressé au sous-préfet de Domfront pour l’informer sur la situation. Il permet d’évoquer les conditions de travail et les fragilités du secteur textile dans une période charnière entre la production artisanale et la production industrielle. La version intégrale du rapport est disponible au format pdf par le lien ci-dessus.

Présente depuis des siècles en Normandie, l’activité s’est mécanisée dans le cadre des ateliers au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle. Elle devient l’industrie majeure de la région : on compte environ 3000 ouvriers dans le secteur à Flers en 1883, à peu près autant à La Ferté-Macé et autour d’un millier à Condé-sur-Noireau (aujourd'hui Condé-en-Normandie, Calvados). A Flers, la principale entreprise est alors celle d’Emile Duhazé, qui deviendra plus puissante encore dans les années suivantes.

Comme on le comprend à travers le document, ces ouvriers sont employés à différentes tâches qui correspondent aux différentes étapes de la production textile, interdépendantes et intégrées dans le cadre des ateliers. Ici, ce sont les teinturiers qui sont en grève ; ils sont peu nombreux comme le souligne le commissaire, mais leur arrêt de travail peut bloquer toute la chaîne de production (dévidage, triage, tissage, parure, etc.).

Chaque corps de métier a un système de rémunération propre : le commissaire explique que la rémunération des teinturiers dépend de la quantité de coton traitée. Or, selon les ateliers, les rémunérations varient fortement (du simple au double) car les ateliers les plus importants disposent d’un matériel plus performant qui permet aux ouvriers de traiter une plus grande quantité, et ainsi d’obtenir un meilleur salaire.

Dans ces dernières décennies du XIXe, les économies européennes subissent les conséquences de la « Grande Dépression » qui pèsent particulièrement sur les secteurs fragilisés. Or, le textile normand est affecté par la concurrence du Nord et des Vosges, plus dynamiques et plus rentables. Pour rester concurrentiels, les patrons des plus petits ateliers normands misent sur une baisse ou une stagnation des rémunérations plutôt que sur les gains de productivité que permettrait l’acquisition de machines plus performantes. Et ce sont donc les inégalités de rémunération induites par cette situation qui provoquent la grève des teinturiers. La grève des teinturiers révèle donc les fragilités du secteur où persistent encore des modes de production à faible productivité.

Les grèves ne sont pas rares dans le secteur à cette époque : d’après Jean Quellien, sur la période 1871-1895, 75 % des journées de grève dans l’industrie en Basse-Normandie ont lieu dans l’industrie textile. En 1880, Flers a connu sa première grande grève dans le secteur. Ce sont le plus souvent des grèves « défensives », pour empêcher une dégradation des conditions de travail. Les revendications ouvrières sont rarement satisfaites. Les patrons de la région s’entendent en général pour présenter un front uni face aux demandes des ouvriers. Le rapport du commissaire indique ainsi que les patrons flérois se réunissent au théâtre pour coordonner leur réponse aux teinturiers grévistes.

Le Commissaire redoute une extension du mouvement aux autres corps de métier et aux autres villes industrielles de la région (Condé, La Ferté-Macé). Le risque est important en effet car, d’une manière générale, les rémunérations sont faibles et les conditions de travail difficiles. Cette généralisation du conflit n’aura pas lieu cette fois-ci mais le secteur connaîtra dans les années suivantes d’autres grèves importantes, notamment à Condé-sur-Noireau en 1897 et Flers en 1907 (voir les documents dans ce dossier).

Transcription :

Monsieur le Sous-Préfet,

J’ai l’honneur de vous adresser un rapport général sur la grève qui a éclaté à Flers et qui me paraît être due à l’inégalité des salaires et à la prétention, plus ou moins juste, des ouvriers d’obtenir une augmentation.

Il ne m’est pas très facile de bien expliquer l’inégalité de ces salaires par le fait qu’ils ne sont pas le produit proprement dit de la journée. Voici du reste comment ces salaires se forment : les ouvriers gagnent suivant les ateliers où ils sont occupés 3 frs, 2 frs 95 et 2 frs 50 pour 25 kilogrammes de coton qu’ils rendent prêt à tisser. D’après les renseignements qui me sont parvenus, ils pourraient préparer cette quantité de coton dans un espace de 9 heures ; or, s’ils travaillent 10 heures ½, ce qui a lieu dans certaines usines, ils peuvent préparer 39 kilogrammes 500 et augmenter ainsi proportionnellement leurs journées et gagner 4 frs, 4 frs 50 et même 5 frs, c’est le chiffre qu’atteignent plusieurs d’entre eux d’après la déclaration des patrons.

Les ouvriers qui ont ces avantages sont ceux des usines importantes où il existe un outillage complet, tandis que ceux des petits ateliers où une partie du matériel nécessaire fait défaut, ils éprouvent une grande perte de temps en remplaçant l’outillage par la main d’œuvre, ceci les met dans l’impossibilité d’atteindre la même somme de travail que leurs camarades des usines précitées ; de là, l’inégalité dans les salaires et le mécontentement chez la majeure partie des ouvriers. D’après leur déclaration, ces derniers veulent une augmentation de 0 frs 95 centimes pour les 25 kilogrammes de coton sans rien changer au mode de travail.

Quant au développement de la grève, depuis le 6 du courant, jour où elle s’est déclarée, il y a eu tous les jours de nouveaux ateliers qui ont cessé le travail. Aujourd'hui, ça été le tour de celui des M.M. Frémont. Demain, ce sera sans doute celui d’un autre. L’importance de l’industrie de la teinturerie de Flers n’est pas très grande par elle-même, car il n’y a qu’environ 120 à 130 ouvriers, mais elle prend une très grande importance par suite du rôle qu’elle joue dans l’industrie en général. En effet, les ouvriers teinturiers préparent et donnent aux cotons une telle ou telle couleur, suivant les exigences du commerce avant de les livrer aux tissages qui occupent un nombre considérable d’ouvriers.

Si les ouvriers teinturiers ne donnent pas aux cotons l’apprêt nécessaire pour être tissés, les tisserands, à leur tour, pareurs, etc., ne pourront pas travailler, d’où l’on voit que la grève des teinturiers, si elle continue, va engendrer un chômage général et empêcher les ouvriers de Flers et même de tout l’arrondissement ainsi qu’une partie de ceux du département du Calvados, tels que ceux de Condé, de La Ferté, etc., dont plusieurs chefs de fabrique se servent pour la teinturerie à Flers pour travailler (environ 18 à 20 mille), d’après l’opinion générale.

Les ouvriers teinturiers de Condé se sont ou doivent se mettre en grève ; il en est de même pour les ouvriers blanchisseurs de Flers. Je ne sais trop si je me trompe dans mon appréciation mais je redoute une grève générale.

Les ouvriers teinturiers, délégués par leurs camarades, doivent se réunir avec les patrons, ainsi que j’ai eu l’honneur de vous le dire par ma dernière dépêche télégraphique, demain, 10 du courant, à 4 heures du soir. J’aurai soin de vous faire connaître le résultat de cette réunion dès que je le pourrai.

Les patrons se sont réunis aujourd'hui à 6 heures au théâtre ; il m’a été impossible de connaître le résultat de leur réunion.

Les effets de la grève se sont déjà fait sentir à la fabrique de Mr Duhazé et Cie. Les patrons qui faisaient travailler le soir jusqu'à 9 heures, ont fait quitter le travail à la chute du jour et cela dans le but de prolonger la fabrication, pour les marchandises qu’ils ont de prêtes en magasin aussi loin que possible, mais il paraît que les magasins ne sont pas très bien garnis, aussi si les teinturiers continuent à ne pas marcher, le travail ne tardera pas à tomber complètement.

Plusieurs ouvriers sont attaqués actuellement, par les patrons, devant le conseil des prud’hommes pour ne pas avoir donné les 8 jours prescrits par le règlement et pour avoir quitté les ateliers laissant une grande quantité de marchandises en voie de se teindre et qui se gâteront infailliblement.

Ateliers en grève

Lecornu, Duhazé et Leneveu            27 ouvriers

Manoury Charles                               14        id.

Legemble Pierre                                 12        id.

Coulombe Louis                                 12        id.

Desfrais Emile                                    10        id.

Frémont et Cie                                   10        id.

Lepetit François                                 9          id.

Duhazé frères                                    6          id.

Chouffray Hector                               4          id.

Veniard François                                2          id.

                                                          ___________

Total   104

Ateliers non en grève

Brières frères                                     12 ouvriers

Vautier                                               9          id.

Véniard Félix                                      4          id.

Bernard Leprince                               2          id.

Brochard                                            2          id.

Débouaisne                                       2          id.

Cabrol                                                3          id.

                                                          _____________

                                              Total   30
 

J’ai l’honneur d’être, Monsieur le Sous-Préfet, Votre très humble et très respectueux serviteur,

Le Commissaire de police,

[signature]