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Les tensions prérévolutionnaires : émeutes frumentaires à Nogent-le-Rotrou au printemps 1789

  • Usage pédagogique Usage pédagogique
  • Date du document : 23/06/1789
  • Référence : 3 B 200
  • Auteur(s) : Louis Bertrand de Montfort
  • Lieu(x) : Nogent-le-Rotrou (Eure-et-Loir)
  • Période(s) : Révolution et Empire (1789-1815)

Présentation :

Daté du 23 juin 1789, le document présenté ici transcrit le témoignage d’un cavalier de la maréchaussée de Nogent, Pierre Vasseur, sur les émeutes frumentaires qui ont éclaté dans cette ville les 7 mars et les 13 et 16 juin 1789. Il est extrait des procès-verbaux réalisés dans le cadre de la procédure judiciaire engagée par la maréchaussée de la généralité d’Alençon, dont Nogent faisait alors partie. Malgré les contraintes de style imposées par la nature même du document, la description des événements est saisissante et illustre de manière très nette les tensions qui traversent la France à la veille de la Révolution.

On trouvera le document intégral et sa transcription au format pdf par les lien ci-dessus, et une traduction simplifiée en français contemporain ci-dessous.

On apprend donc que le 7 mars, sur la place du marché à blé, un marchand de grain (« blatier ») est pris à partie par des habitants. Il se réfugie dans une maison dont la « populace » casse les vitres à coups de pierres. Le procureur fiscal du comté de Nogent (officier seigneurial chargé de représenter les droits du seigneur, le comte d’Orsay), Duguet de la Mansonnière, tente de calmer la situation. Pour sauver le blatier, il promet à la foule de le faire mettre en prison. Les membres de la maréchaussée, Vasseur, Loison, Villeneuve et Paris, parviennent avec peine à conduire le blatier en prison. Sur le chemin, la foule, et particulièrement les femmes, le frappent à plusieurs reprises, profèrent menaces et insultes et tentent de l’arracher à la protection de la maréchaussée.

Le même jour, peu de temps après, une voiture chargée de grains, propriété d’un blatier de Coudreceau, est bloquée par la foule sur la place du marché. Les femmes tentent de crever les sacs et de prendre les grains. Pour éviter le pillage, la maréchaussée doit faire décharger la voiture et mettre les sacs à l’abri dans la demeure d’un chargé d’affaire du seigneur de Nogent (« le sieur Décunière »).

Le 13 juin, une scène semblable se produit : une voiture chargée de grains, à destination du marché de La Loupe, est interceptée par une foule. Les grains appartiennent à un nommé Debray, blatier à Saint-Victor-le-Buthon. Les émeutiers, et surtout les émeutières, profèrent des menaces à l’encontre des marchands de grain, des officiers seigneuriaux et des membres de la maréchaussée. Comme lors de l’émeute du 13 mars, la maréchaussée n’a pas d’autre solution pour éviter le pillage que de conduire la voiture au dépôt de blé de la ville, en promettant que les grains seraient vendus lors du marché du mardi suivant.

Le mardi 16 juin, le seigle intercepté est mis en vente. L’une des émeutières du samedi, Duchatteau, prend les choses en main, se chargeant elle-même de la vente, à un prix « taxé », c'est-à-dire bloqué en dessous du cours normal. Cette fois encore, la scène se déroule dans une grande confusion, entre menaces, injures et bousculades.

Ces événements illustrent les très vives tensions sociales de cette période prérévolutionnaire. Selon les travaux de Jean Nicolas, cités par Michel Biard (Histoire de France. 1789-1815. Révolution. Consulat. Empire, Paris, 2009, pp. 20-22), le royaume a connu 3350 émeutes « entre 1765 et 1789, dont 310 pour les premiers mois de 1789, » essentiellement dans les villes. Comme à Nogent, ces « émotions » populaires de 1789 sont le plus souvent causées par la faim. La récolte de 1788 a été mauvaise et, pendant la période de soudure du printemps 89, les prix des grains montent considérablement. Partout, les émeutiers ciblent les mêmes personnes et particulièrement les marchands de blé, soupçonnés de spéculer sur la misère du peuple, et les officiers seigneuriaux, accusés d’être complices.

Si les émeutes frumentaires ne sont donc pas rares, le contexte du printemps 1789 est particulier : la rédaction des cahiers de doléances, en mars, puis la réunion des Etats Généraux, depuis mai, ont suscité une attente et des espoirs de changement. Dans tout le royaume, on a dit qu’on n’en pouvait plus des inégalités et des taxes, on attend des réponses et l’impatience grandit.

A Nogent, la situation est d’autant plus difficile que le comte perçoit un droit particulier sur les marchandises vendues au marché (le droit de « havage ») qui renchérit le prix des denrées et conduit certains marchands à préférer vendre sur des marchés moins taxés (à La Loupe en l’occurrence). C’est peut-être ce qui explique l’accusation lancée contre le blatier Debray, à qui l’une des émeutières reproche d’avoir « affamé le pays. » Quoi qu’il en soit, la contestation des droits seigneuriaux et des taxes est un motif récurrent des émeutes.

On note que les femmes sont les principales actrices des émeutes de Nogent ; c’est là encore une caractéristique commune des révoltes frumentaires dans tout le Royaume comme l’écrit Michel Biard : « les femmes sont omniprésentes dans les troubles (plus de 70 % des participants aux émeutes frumentaires), tout spécialement dans les villes ». On pense évidemment au cortège des femmes parisiennes parties chercher la famille royale à Versailles les 5 et 6 octobre 1789.

Malgré la désapprobation implicite envers les actes de la « populace », le témoignage du cavalier Vasseur illustre de manière saisissante l’exaspération de la population nogentaise. La détermination de « la » Pillonnière, vociférant, juchée sur la voiture de grain, la rage de « la » Duchatteau lors du partage des grains, la furie de la foule lors de la tentative de lynchage du blatier en mars, tout indique une profonde colère, prête à déborder et à s’abattre sur quiconque est perçu, à tort ou à raison, comme responsable ou complice de la situation.

Les autorités d’ailleurs, en ont conscience. Ainsi, le procureur fiscal, pour apaiser la foule lors de l’émeute de juin, obtient du blatier (avait-il le choix ?) que les grains à destination de La Loupe soient finalement vendus sur le marché de Nogent. De même, la maréchaussée n’empêche pas le partage des grains et leur vente à un prix inférieur au cours normal. Cette attitude conciliatrice correspond aussi à l’état du rapport de force : face à une foule furieuse et affamée les autorités publiques n’ont pas les moyens suffisants pour rétablir l’ordre.

On l’a dit : les émeutes de Nogent ne sont pas une exception. Elles montrent une situation d’extrême tension, prête à basculer. C’est dans ce contexte que surviennent les bouleversements politiques de 1789.

Transcription :

Nous proposons ci-dessous une version transcrite en français contemporain. Certains passages ont été supprimés, d’autres simplifiés en modifiant quelques tournures syntaxiques. Nous avons aussi ajouté des paragraphes et quelques notes.

[L’émeute du 7 mars 1789]

(…) Aujourd'hui, 23 juin 1789, le sieur (…) Pierre Pascal Vasseur, âgé de trente-six ans, cavalier de maréchaussée à la résidence de Nogent, (…) dépose qu’il s’est rendu le 7 du mois de mars dernier, à deux heures de l’après-midi au marché à blé de cette ville, où il avait appris que plusieurs hommes et femmes s’étaient attroupés. Il vit en y arrivant, la porte de la maison du nommé Homo, qui donne sur ledit marché, investie d’une foule considérable du peuple, au milieu de laquelle était Monsieur le procureur fiscal de cette ville qui lui parut fort embarrassé de l’audace de cette populace, qui avait déjà cassé, à coups de pierre les vitres de ladite maison.

Ayant fait tous les efforts pour joindre ledit procureur fiscal, il apprit qu’un blatier[1], poursuivi par ladite populace, s’était retiré dans ladite maison pour se soustraire à la fureur du peuple qui voulait l’assommer, et que ledit procureur fiscal, qui en avait été averti, avait promis à ces mutins, n’ayant d’autres moyens de sauver cet homme, qu’il le ferait conduire et mettre en prison.

Il reconnut parmi ces gens qui étaient attroupés les deux sœurs Gosselin demeurante rue Saint-Hilaire, la femme Audebourg, qui est veuve, demeurante sur les Ruisseaux, paroisse de Mangonne, la femme Legrand demeurante dans la même cour, la fille Lochon demeurant avec son père rue Saint-Hilaire, la femme Dordoine et plusieurs autres femmes qui criaient « Point de grâce, il faut qu’il nous soit livré et que nous l’assommions. »

Il vit pareillement et entendit le nommé Dordoine, cordonnier en cette ville demeurant en la place du marché qui, s’adressant au procureur fiscal, lui dit : « Retire-toi, Duguet, pour de grâce qu’on nous livre cet homme. »

Etant entré avec les sieurs Villeneuve, Paris et Loison, brigadiers et cavaliers de cette maréchaussée, dans la maison de cet homme, ils en ouvrirent la porte quelque temps après et dirent à la populace qu’ils allaient conduire ce blatier en prison, et qu’elle n’avait qu’à se retirer. Alors, Dordoine et sa femme élevèrent la voix comme des furieux et le mari dit : « Non il ne sortira pas ! Retirez-vous ! Nous allons lui ouvrir le ventre avec nos couteaux, ainsi qu’à vous ! », en s’adressant à Vasseur et à ses camarades. « Est-ce que vous ne voyez pas, dit-il à tous ses compagnons, que Duguet, les cavaliers et les blatiers, font le commerce de blé de moitié et que tous les dimanches Debray (beau-père du blatier qui était dans la maison) va déjeuner avec Duguet ? ».

Dordoine cherchait à animer la populace par les discours les plus forts, l’excitait à entrer dans la maison et à lui tomber dessus et sur ses camarades. Même la femme Dordoine, pour montrer l’exemple, menaça de frapper son brigadier, et la Legrand et les nommées Haudebourg, mère et fille, se jetèrent sur lui, qui les repoussa bien vite.

Paris, son camarade, ayant représenté[2] à plusieurs de ces femmes que leur conduite et les propos indignes qu’elles tenaient sur le compte du procureur fiscal, n’étaient pas bien, réussit à leur faire promettre qu’elles ne leur feraient plus aucune violence quand ils conduiraient le blatier en prison (…).

Etant sortis de la maison avec cet homme, Gosselin, Audebourg, Legrand et la femme Dordoine se jetèrent sur lui et le frappèrent à coups de pieds et à coups de poings et ne le quittèrent pas jusqu'à ce qu’il fut arrivé dans la prison, cherchant de temps à autre à l’arracher des mains de ceux qui le conduisaient. En repartant de la prison, ces mêmes femmes ne cessèrent de les invectiver, ainsi que le procureur fiscal, et dirent qu’on n’avait encore rien vu, qu’elles s’assembleraient à plus de quatre cents pour réduire tout à leur volonté.

Se rendant à leur caserne, ils rencontrèrent sur la place du marché une voiture chargée de blé[3] appartenant au nommé Charrier, blatier demeurant paroisse de Coudreceau, que la populace venait d’arrêter et autour de laquelle se trouvaient les nommés Courgibet et Saint-Jacques, demeurant, à ce qu’il croit, dans la rue saint Hilaire et plusieurs autres personnes auxquels se joignirent les femmes ci-dessus désignées qui, animées par Dordoine, voulurent crever les poches[4] et emporter le blé, ce qu’ils les empêchèrent de faire. Même une des Gosselin alla chez le nommé Beron, boulanger demeurant sur la place, où elle enleva un couteau de cuisine, de force, et vint ensuite, le tenant à la main, à la voiture, monta dessus et voulut crever les sacs, ce que lui et ses camarades l’empêchèrent de faire.

Ne voyant pas d’autre parti à prendre pour sauver les grains, on fit décharger la voiture et porter les sacs dans une maison voisine où ils furent mis en dépôt pour le marché suivant. Alors, les mutins menacèrent d’aller enfoncer les portes et fenêtres de la maison du sieur Décunière, homme d’affaires du seigneur, et de piller tous les grains qu’il avait chez lui.

[L’émeute du 13 juin 1789]

Le samedi 13 de ce mois, le sieur Guislard, subdélégué, fit avertir la caserne vers les six heures du soir qu’une voiture de grains avait été arrêtée dans la rue Saint-Lazare. La brigade s’y rendit aussitôt. Vasseur vit en y arrivant une voiture chargée de blés dont on avait déjà dételé les chevaux, entourée d’une populace très nombreuse qui paraissait vouloir piller ces grains.

Parmi les femmes et les hommes qui étaient les plus furieux et les plus animés, il reconnut les nommés Métivier, chambellan, perruquier, et Roger, marchand en détail et fabriquant d’étamine, demeurant dans cette rue Saint-Lazare, et les nommées Pillonnière, fille, demeurant même rue, une des filles Gosselin, la Duchateau et la femme Lebretton, demeurant rue et paroisse Saint-Hilaire qui, plus furieuse que les autres, disaient qu’il fallait couper le col et tuer ce coquin de Debray qui affamait le pays. S’étant tous quatre approchés de la voiture pour empêcher que les grains ne fussent pillés, ils eurent toutes les peines du monde à y atteler les chevaux pour la retirer d’entre les mains de la populace et la conduire au dépôt de cette ville pour les grains.

Pendant tout ce temps-là, Métivier et Roger ne cessèrent de sacrer[5] et jurer et portèrent même des menaces violentes envers lui. Il n’est aucun propos séditieux que les femmes Lanteau, Lapillonnière, Duchateau et Lebretton n’aient pas tenu alors. Cette dernière même le prit par le bras et lui dit, avec un air de menace : « Ne faites pas tant de bruit M. Levasseur ». Lapillonnière monta sur la voiture quand elle fut attelée pour être conduite au dépôt des grains, disant : « Il faut foutre sur la gueule à ces cavaliers de maréchaussée, et pour être assurée où l’on porte ce blé, je vais rester sur la voiture », qu’elle ne quitta effectivement point.

Dans le trajet de la rue Saint-Lazare jusqu’au dépôt, toutes les personnes ci-dessus nommées ne cessèrent d’invectiver la maréchaussée, disant qu’il fallait les chasser, qu’ils avaient eu la patte graissée[6] et qu’on savait bien qu’ils avaient reçu chacun douze francs. (…) Lui, Vasseur, étant près de la voiture, comme on la conduisit au dépôt, reçut sur la tête un coup de bâton que quelqu’un lui donna par derrière sans qu’il ait pu savoir qui l’avait frappé ainsi parce que la foule était très grande.

[L’émeute du 16 juin 1789]

Le mardi suivant, jour de marché, Monsieur le procureur fiscal, avec le consentement du nommé Debray, blatier de la paroisse de Saint-Victor-de-Buthon, à qui appartenait la charrette arrêtée, fit exposer les grains (que le dit Debray avait acheté au Mans pour les conduire, muni d’une lettre de voiture en bonne forme, au marché de la Loupe) dans la halle de cette ville afin qu’ils soient vendus au public. Ladite Duchateau s’y présenta et, comme une furieuse, dit au procureur fiscal que c’était à elle, et non à lui à faire la distribution de ces grains. C’était elle qui était à la tête de ceux qui les avaient arrêtés et qu’une autre fois cela ne se passerait pas de même parce qu’on ferait le partage sans lui, et qu’il n’y fouterait pas le nez. Ajoutant à tous ces propos insolents des gestes menaçants, lui mettant même le point sous le nez, et passant ensuite des menaces aux effets, elle fit mesurer et distribuer aux différentes femmes dix à douze minots de grain qui ne fut taxé par force que huit livres, quoique le seigle de la même qualité en valut dix.

Ladite Duchateau, s’étant même aperçue que des femmes de la ville qui n’avaient pas participé à l’émeute du treize voulaient avoir de ce grain, s’approcha d’elles et, avec furie, les deux bras tendus et les poings fermés, bouscula en passant le procureur fiscal et leur dit : « La première garce qui ne m’a pas aidé samedi dernier, qui s’approche, je lui fous sur la gueule ». Lapillonnière, Gosselin, Lebretton n’étaient pas plus raisonnables et, furieuses comme la Duchateau, elles disaient hautement que le procureur fiscal, les cavaliers de maréchaussée et les chasseurs n’étaient qu’un tas de fripons, qui allaient partager entre eux l’argent du grain qu’elles avaient arrêté ; qu’il n’y avait pas de danger que le maître en vit jamais un sol, mais qu’une autre fois, elles sauraient y mettre bon ordre, et qu’il faudrait couper le coup à Duguet.

Le sieur Paris [un collègue du cavalier Vasseur], s’étant approché de la femme Lebretton, lui représenta combien elle était plus coupable qu’une autre de tenir de semblables propos puisque, étant aisée et ayant de la fortune, elle ne pouvait pas dire que c’était la misère qui les lui faisait tenir. Cette femme en fureur lui répondit : « qu’il y ait du blé au marché ou non, on ferait bien d’égorger ce gueux de Debray qui a affamé le pays !». Cela porta Paris à rudoyer cette femme et à la pousser avec force pour la faire sortir du marché, d’où elle ne voulut pas sortir.

[1] « blatier » : négociant en grains.

[2] Ici, dans le sens d’expliquer.

[3] Le terme désigne les céréales d’une manière générale ; en réalité, il peut s’agir de blé, de seigle, d’orge, etc..

[4] « poches » : sacs.

[5] Proférer des jurons et / ou des insultes à caractère blasphématoire.

[6] C'est-à-dire qu’ils avaient été corrompus.