Le cahier de doléances du tiers-état de Saint-Germain-du-Corbéis
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Usage pédagogique
- Date du document : 01/03/1789
- Référence : Arch. dép. Orne, 70 B 215
- Lieu(x) : Alençon , Saint-Germain-du-Corbéis
- Période(s) : Révolution et Empire (1789-1815)
Présentation :
La rédaction des cahiers de doléance s’inscrit dans la perspective de la réunion des Etats Généraux
Le 8 août 1788, pour débloquer la situation financière du royaume, Louis XVI se résout à convoquer les Etats Généraux pour le 1er mai 1789. Leur précédente réunion date de 1614.
L’organisation de la convocation des Etats généraux est fixée par les lettres royales du 24 janvier 1789. Composée de délégations des trois ordres, l’assemblée doit rester consultative et le règlement maintient le principe de la séparation des ordres pour les délibérations et le vote.
C’est au début du mois de mars que les Français désignent leurs députés, avec des modalités qui varient selon les ordres. Pour le tiers-état, le processus commence au niveau de la paroisse où tous les membres du tiers, « nés français ou naturalisés, âgés de 25 ans, domiciliés et compris aux rôles des impositions, sont électeurs » et éligibles ; seuls les indigents sont exclus. Le nombre de députés autorisé est proportionné au nombre d’habitants.
À Saint-Germain-du-Corbéis, paroisse de cent feux, toute proche d’Alençon, deux députés sont désignés : André Rouge et Cassien Chaplain. Ils se rendent ensuite aux assemblées des bailliages secondaires (Alençon, Argentan, Domfront, Exmes, Mortagne, etc.), lesquelles choisissent à leur tour des députés pour le bailliage principal (Alençon, ou Bellême pour le Perche, Caen pour le Houlme). C’est à ce niveau que sont élus les députés du tiers qui assisteront aux Etats Généraux. Ainsi, le 14 mars, le bailliage d’Alençon désigne Belzais de Courménil, et Goupil-Préfelne, hommes de loi argentanais, Colombel du Boisaulard, négociant aiglon et le maire de Domfront Lebigot de Beauregard. A chaque niveau du processus de désignation (paroisse, bailliages secondaires, bailliages principal), on rédige un cahier de doléances.
Pour la noblesse et le clergé, l’élection et la rédaction des cahiers ont lieu directement dans le bailliage principal (Alençon).
La désignation des députés et la rédaction des cahiers se font dans un contexte de fort mécontentement puisque la récolte de 1788 a été mauvaise (« en mille-sept-cent-quatre-vingt-huit, les blés sont manqués ») et que les prix flambent dans une de ces crises de cherté dont l’Ancien Régime est coutumier. Ainsi, au cours du mois de mars, de nombreuses émeutes frumentaires ont lieu dans toute la France et également en Normandie.
Une source exceptionnelle sur la société d’Ancien Régime
La rédaction des cahiers permet à la population du royaume de s’exprimer. Cette prise de parole constitue déjà une petite révolution ; elle pose aussi un horizon d’attente pour ceux qui se sont exprimés. Les cahiers de doléances du tiers-état constituent donc des sources documentaires précieuses pour appréhender la société d’ancien régime. En 1789, des cahiers « modèles » et normalisés ont été rédigés par les réformateurs et diffusés dans le royaume pour « guider », et orienter les revendications du tiers. Ce n’est pas le cas du document présenté ici (comme en atteste son orthographe !) : le cahier de Saint-Germain du Corbéis transcrit nettement et de manière très concrète les revendications des paysans de la paroisse. Il illustre donc les inégalités et les injustices de l’Ancien Régime mais témoigne aussi de la diffusion, jusque dans les campagnes, des idées d’égalité défendues par les Lumières.
Les auteurs insistent d’emblée sur la mauvaise récolte de 1788, et celle, médiocre, qui s’annonce pour 1789, au sortir d’un hiver très rigoureux. Tout le royaume connaît une situation semblable.
Les doléances portent également sur les différentes charges et impôts qui pèsent sur les paroissiens ; on peut distinguer :
la taille : les auteurs du cahier confondent sous ce vocable deux impôts directs perçus au bénéfice du roi : d’une part, la « capitation », d’autre part, la taille royale à proprement parler, désignée ici sous le terme de « brevet ». Cette dernière ne pèse que sur les roturiers tandis que la noblesse est assujettie aussi à la capitation (avec tout de même de nombreuses dérogations).
la gabelle : impôt sur le sel. La généralité d’Alençon dont relève Saint-Germain-du-Corbéis est située en pays de grande gabelle (comme toute la Normandie, le Maine, la Touraine, etc.). La vente du sel y est un monopole public ; stocké dans des entrepôts (greniers royaux), il est vendu très cher. La consommation d’une certaine quantité de sel est obligatoire (« sel du devoir »), en plus du sel indispensable pour la conservation des aliments (salaisons). C’est sans doute l’impôt royal le plus mal supporté, d’autant qu’il est très inégal dans son application. Le cahier réclame donc que le sel devienne « marchand », c’est-à-dire un article de commerce ordinaire.
la banalité : droit perçu par le seigneur pour l’utilisation (obligatoire) de certains équipements collectifs tels que le four ou, ici, le moulin.
les dîmes : impôt prélevé par l’Eglise sur toutes les productions agricoles, les productions des jardins, du bétail, de la pêche, des moulins. Le taux de prélèvement de la dîme varie entre 1/11e et 1/13e.
les taxes versées pour pouvoir vendre au marché ; le texte ne permet pas de trancher mais l’on comprend que, ou bien par des patentes, ou bien par un droit d’octroi à l’entrée d’Alençon, ou bien encore par des amendes perçues par les officiers en charge de la surveillance de la conformité des marchandises, de nombreux articles sont lourdement taxés. La libéralisation des échanges intérieurs sera l’une des actions majeures de la Révolution.
les taxes et corvées dues pour l’entretien des routes ; notons ici que le paragraphe réclamant la « suppression de l’ingénieur » n’est pas très clair. On sait qu’un ingénieur royal résidait à Alençon pour veiller à l’entretien des routes et que les paysans devaient un certain nombre de jours de corvées, répartis sur les différentes portions de la route qui traversait leur paroisse.
Ainsi, les habitants de Saint-Germain-du-Corbéis se plaignent de toutes ces charges qui les accablent et rejoignent donc les revendications exprimées par le tiers à travers tout le royaume. Mais ils vont au-delà et réclament la suppression des inégalités caractéristiques de l’Ancien Régime :
ils demandent l’égalité face aux impôts, sans distinction d’ordre : « nous demandons que tout le monde paye la taille, noble et curé » ; « nous demandons que tout le monde, noble et autre, y contribuent » (à la taxe pour l’entretien des routes).
ils remettent en question également certains privilèges nobiliaires, sans toutefois demander explicitement leur abolition. Ainsi de la chasse, interdite à aux roturiers depuis 1396 : les auteurs du cahier demandent qu’elle soit interdite « pendant que les grains sont dans les champs », pour éviter les dégâts causés par le passage des chasseurs. Ils demandent aussi la « suppression » des lapins, qui ravagent les cultures. C’est un thème récurrent des cahiers de doléances. Enfin, pour les mêmes raisons, ils réclament aussi la suppression des pigeons ; or, seuls les nobles avaient le droit d’élever des pigeons et d’édifier des pigeonniers.
Les auteurs du cahier de Saint-Germain-du-Corbéis ne formulent donc pas de vastes revendications générales, comme on peut en trouver dans certains cahiers urbains ou dans ceux composés à partir de modèles « pré-rédigés ». Ils ne remettent pas en question explicitement la société d’ordres, ses inégalités et ses privilèges mais en dénonçant les charges qui les accablent d’une part, et certaines pratiques réservées aux nobles d’autre part, ils critiquent nettement tout l’édifice social de l’Ancien Régime.
Transcription :
En milles sept sant quatrevingt neuf, le dimanche premier marc, nous habitant de la paroise de Saint-Germin-de-Corbéis, nous somme assemblé à l’isus des vespre, aut son de la cloche, a la manière acoutumé.
Lanés dernier, mille sept sant quatre vingt huit, les blés sont manqué, les foins sont perdu ; en mille sept sans quatre-vingt neuf, les blés ne sont que demi levé.
Nous somme chargé de talle, nous payont vingt-quatre sous pour livre savoir douze sous pour livre de capitacion douze sous pour livre de brevet
Nous demandons que tout le monde paye talle noble et curé et tous biens de mens morte.
Nous demandons que nous ne payront poins de dime de trefle, de st foin, de pois, de palle ; que la palle batus nous sept remise atendu que sest les angrains de nos terres.
Nous payons saint sous pour livre de la talle pour les grand routte et chemin royaut ; nous demandons que tout le monde noble et autre i contribus, atandu que c’est pour tout le public.
Nous demandons que lingennieur et sous ingennieur ses souprimé : quille niet qun homme en chaque partis de routte.
Nous demandons que les pijons ses detruy parce quil desemence les terre.
Nous demandons que la gabelle sept suprime et que le sel soit marchand.
Nous demandons que la banallité des moullins sept suprime.
Nous demandons que la chasse sept defandue pandant que les grains sont dans les chand.
Nous demandons que les lapins ses detruy parce qu’il mange les grains.
Quand nous partons aut marche allançon nous payons por fromage, pour chambre, pour les sois, pour les dinde, pour les oissons et pour le poume et lespoir ; nous demandons que tout ces article ses suprime.
Nus demandons que les finance ses diminues de moitié.
Cette paroisse contiens sant feu, en quoy nous avons deputte André Rouge fils, Cassien Chaplaien.
Nous avons signe le présant :
André Rouge / François Guittard / Charles Lemarie / Jacques Rattier / M. Prieur / Pierre Marchand / René Miserette / F. Lemarie / Jean Aillard / Jean Miette / Jean Aillard / Th. Peltier / Pierre Grousset / Vincent Faudin / F. Sauvage / G. Peltier / Louis Loudiere / G. Hobon / M. Chopin / A. Royer / Cassien Chaplaien / M. Peltier / Jean Chaplain
Traduction en français moderne
En mille-sept-cent-quatre-vingt-neuf, le dimanche premier mars, nous, habitants de la paroisse de Saint-Germain-du-Corbéis, nous sommes assemblés à l’issue des vêpres, au son de la cloche, à la manière accoutumée
L’année dernière, mille-sept-cent-quatre-vingt-huit, les blés sont manqués, les foins sont perdus ; en mille-sept-cent-quatre-vingt-neuf, les blés ne sont que demi levés.
Nous sommes chargés de taille, nous payons vingt-quatre sous pour livre, à savoir douze sous pour livre de capitation, douze sous pour livre de brevet.
Nous demandons que tout le monde paye la taille, nobles et curés et tous les biens de mainmorte.
Nous demandons de ne plus payer de dîme de trèfle, de sainfoin, de pois, de paille ; que la paille battue nous soit remise, attendu que ce sont les engrais de nos terres.
Nous payons cent sous pour livre de la taille pour les grandes routes et chemins royaux ; nous demandons que tout le monde noble et autres y contribue, attendu que c’est pour tout le public.
Nous demandons que l’ingénieur et sous-ingénieur soient supprimés ; qu’il n’y ait qu’un homme en chaque partie de route.
Nous demandons que les pigeons soient détruits parce qu’ils désemencent les terres.
Nous demandons que la gabelle soit supprimée et que le sel soit marchand.
Nous demandons que la banalité des moulins soit supprimée.
Nous demandons que la chasse soit défendue pendant que les grains sont dans les champs.
Nous demandons que les lapins soient détruits parce qu’ils mangent les grains.
Quand nous partons au marché à Alençon, nous payons pour le fromage, pour le chanvre, pour les oies, pour les dindes, pour les oisons et pour les pommes et les poires ; nous demandons que tous ces articles soient supprimés.
Nous demandons que les finances soient diminuées de moitié.
Cette paroisse contient cent feus, c’est pourquoi nous avons député André Rouge fils, Cassien Chaplain.
Nous avons signé le présent
Exploitation pédagogique :
Quelques pistes pour l’exploitation du document :
- contextualiser : replacer la rédaction des cahiers dans la crise du régime qui aboutit à la convocation des Etats Généraux.
- identifier les auteurs comme membres du tiers, et plus précisément de la paysannerie, c’est-à-dire de l’immense majorité des habitants du Royaume.
- déduire de leurs revendications les conditions de vie des membres du tiers en milieu rural.
- repérer les inégalités caractéristiques de la société d’Ancien Régime.
- montrer que leurs revendications constituent une forte contestation de l’ordre social
Thématique(s) :
- Sciences sociales
- Science politique (politique et gouvernement)
- Droits civils et politiques
- Droits spécifiques, limitation et suppression des droits civils
- Droits civils et politiques
- Science politique (politique et gouvernement)
- Sciences sociales
- Science politique (politique et gouvernement)
- Le législatif
- France
- Le législatif
- Science politique (politique et gouvernement)
- Sciences sociales
- Économie
- Finances publiques
- Impôts et imposition. Politique fiscale
- Finances publiques
- Économie
- Sciences sociales
- Problèmes et services sociaux. Associations
- Problèmes et services sociaux : problèmes et services sociaux particuliers : autres problèmes et services sociaux
- Approsionnement en nourriture
- Problèmes et services sociaux : problèmes et services sociaux particuliers : autres problèmes et services sociaux
- Problèmes et services sociaux. Associations
Le cahier de doléances du Tiers-état de Saint-Germain-du-Corbéis (document en entier).pdf