Le cahier de doléances de la noblesse du baillage d'Alençon
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Usage pédagogique
- Date du document : 28/03/1789
- Référence : Arch. dép. Orne, 70 B 38
- Lieu(x) : Alençon
- Période(s) : Révolution et Empire (1789-1815)
Présentation :
Le cahier de doléances de la noblesse du baillage d’Alençon est assez représentatif des cahiers de cet ordre rédigés ailleurs dans le royaume. Il met en lumière les aspirations dominantes de l’ordre, partagé entre conservatisme et libéralisme. En les comparant avec les revendications exprimées par le clergé et le tiers, on voit apparaître les blocages de la société d’Ancien Régime, qui se dénouent en partie en 1789.
Nous n’avons pas retranscrit ici l’intégralité du cahier, dont une grande partie ne présente que peu d’intérêt pour une exploitation en classe. Le document intégral est cependant disponible dans sa version numérisée. Nous proposons donc de mettre l’accent dans ce commentaire sur quelques aspects qui nous ont paru plus faciles à utiliser.
La rédaction des cahiers de doléances s’inscrit dans la préparation de la réunion des Etats Généraux
Le 8 août 1788, pour débloquer la situation financière du royaume, Louis XVI se résout à convoquer les Etats Généraux pour le 1er mai 1789. Leur dernière réunion date de 1614.
L’organisation de la convocation des Etats généraux est fixée par les lettres royales du 24 janvier 1789. Composée de délégations des trois ordres, l’assemblée doit rester consultative et le règlement maintient le principe de la séparation des ordres pour les délibérations et le vote, ce qui garantit la majorité aux ordres privilégiés.
C’est au début du mois de mars que les Français désignent leurs députés, avec des modalités qui varient selon les ordres. Pour le clergé et la noblesse, la rédaction des cahiers et la désignation des députés se fait directement au niveau du baillage ; à Alençon, l’assemblée de la noblesse se tient le 28 mars 1789.
Une profession de foi conservatrice
Dès les premières lignes, les rédacteurs du cahier affirment leur ligne conservatrice en refusant par avance toute modification qui pourrait être apportée aux coutumes relatives à l’organisation des Etats généraux. Le thème est repris et développé dans le chapitre II où les principes fondateurs de la société d’ordre sont affirmés avec force. Un point tout particulièrement constitue un sujet de crispation, d’autant que le règlement du 24 janvier ne tranche pas sur le sujet : il faut absolument maintenir aux Etats Généraux le principe des délibérations et du vote par ordre. Comme en 1614, la noblesse, le clergé, le tiers doivent délibérer et voter séparément. Ainsi, à deux contre un, les ordres privilégiés sont assurés de garder leur majorité. Cette insistance, plusieurs fois renouvelée dans le cahier, est une réponse aux propositions formulées dans tout le Royaume depuis la fin de l’année 1788 : on parle d’organiser un vote par tête. Puisque le tiers état a bénéficié, par le règlement électoral du 24 janvier, d’un doublement du nombre de ses députés, ce vote par tête lui donnerait de fait une majorité aux Etats généraux. Le baillage d’Alençon n’est pas à l’écart du débat : en décembre 88, puis encore en février, le Conseil de la ville a exprimé sa préférence pour le principe du vote par tête. La noblesse du baillage, comme l’ensemble de la noblesse du royaume, a bien compris le danger et s’oppose absolument à cette « innovation ».
Plus généralement, l’assemblée des nobles du baillage d’Alençon exprime son attachement aux principes de ce que nous appelons l’Ancien Régime. Le chapitre I est explicite : en réponse à un mémoire du tiers présenté à Alençon quelques semaines auparavant et qui réclame une constitution, il affirme que les traditions et coutumes du Royaume forment déjà une constitution et qu’il ne saurait être question d’en modifier quoi que ce soit. De même, le cahier refuse toute atteinte aux privilèges de la noblesse (chapitre VII) : « défendre et maintenir la conservation des droits, franchises et immunités dont la noblesse a joui dans tous les temps. » On sait pourtant que ce point entraîna un débat à l’assemblée du baillage : les libéraux, menés par Le Veneur, de Carrouges, avaient proposé l’abandon des droits et privilèges de la noblesse. La question fut mise au vote : une voix seulement pour le renoncement complet, 68 voix pour choisir de s’en remettre à l’avis des Etats généraux, 79 contre tout abandon des privilèges. Ce sont donc les conservateurs, menés par le président de l’assemblée, René de Vauquelin, marquis de Vrigny, qui l’emportent. Vrigny est élu député avec l’un de ses partisans, Le Carpentier de Chailloué. Malgré tout, il ne faut pas oublier que le cahier exprime une position majoritaire et que la noblesse ne constitue pas un bloc homogène.
Cette noblesse jalouse de ses privilèges souhaite également restreindre l’accès à son rang. On retrouve au chapitre VII les récriminations de la noblesse d’épée contre les « parvenus » de la noblesse de robe. Ainsi le cahier demande que l’on ne puisse plus acheter de charge qui donne accès aux privilèges nobiliaires.
Ainsi, le cahier de doléances de la noblesse affiche des positions très conservatrice, ce qui n’a rien de surprenant. Les nobles n’entendent pas renoncer à leurs privilèges. Cependant, cette noblesse n’en est pas moins marquée par les idées libérales du siècle des Lumières.
Libéralisme et refus de l’absolutisme
De nombreux passages du cahier témoignent en effet de l’influence des idées réformatrices de l’époque.
On relève tout d’abord l’expression de revendications que l’on peut qualifier de « libérales ». Dans le domaine économique : comme dans l’ensemble du royaume, le cahier du baillage d’Alençon réclame la suppression des entraves à la liberté du commerce et de l’entreprise (chapitre VIII, 8 et 9). De même, au nom du respect de la propriété privée, les nobles dénoncent à plusieurs reprises les impôts auxquels la nation n’aurait pas consentis (chapitre VI). Ils n’hésitent donc pas à utiliser des notions « modernes » (la nation), quitte à faire une petite entorse à la profession de foi conservatrice qui ouvre le cahier. Ces libertés économiques réclamées depuis le deuxième tiers du 18e siècle par les physiocrates doivent s’accompagner de libertés politiques, notamment la liberté de la presse (VIII, 2), et on retrouve là un des thèmes chers aux philosophes des Lumières.
L’influence des Lumières se fait sentir aussi dans les revendications d’ordre judiciaire exprimées dans le cahier. Ainsi, dans le paragraphe V, la noblesse d’Alençon s’inscrit dans les débats du siècle sur les nécessaires réformes de la justice. Elle dénonce les arrestations arbitraires que permettent les lettres de cachet : « L’abolition entière de l’usage des lettres de cachet ». De même, elle réclame la fin des détentions injustifiées et critique la lenteur de la justice. Elle dénonce aussi, toujours dans l’esprit des Lumières, l’arbitraire souvent imputé aux juges de l’ancien régime (V, 4). Enfin, elle demande tout simplement une réorganisation complète des codes pénal et civil.
Cette hostilité de la noblesse envers ces différents aspects de l’absolutisme n’est pas animée seulement par l’influence des Lumières. Elle est aussi motivée par le refus beaucoup plus ancien de la noblesse française de se soumettre au roi. Ainsi le cahier fait-il référence au vieux mythe de l’origine franque de la noblesse française (chapitre V) pour souligner l’importance des libertés individuelles. Il évoque aussi les libertés provinciales que la coutume doit selon eux garantir contre les ingérences du pouvoir central (chapitre III). La noblesse du bailliage fait ainsi référence à la fameuse Charte aux Normands attribuée à la province au 14e siècle par Louis le Hutin ; elle garantissait un certain nombre de privilèges et de libertés aux nobles de la province. Elle n’est plus vraiment respectée depuis le 16e siècle mais continue d’animer l’imaginaire de la noblesse normande. Ainsi, pour les nobles alençonnais, comme pour ceux de l’ensemble du royaume, la convocation des Etats généraux est vue comme une occasion de reprendre l’avantage sur le pouvoir royal. N’oublions pas que c’est la noblesse qui, par son refus des réformes fiscales, est à l’origine du processus qui aboutit à la convocation des états généraux ; elle espère qu’ils confirmeront ses libertés et ses privilèges faces aux empiètements royaux.
Le cahier de la noblesse du baillage d’Alençon montre donc un ordre traversé par des aspirations contradictoires, soucieux à la fois de maintenir ses privilèges et le fonctionnement de la société d’ordres et influencé par les idées réformatrices des Lumières dont il ne voit peut-être pas tout à fait qu’elles portent en germe sa propre disparition.
Transcription :
28 mars 1789
L’Ordre de la Noblesse du bailliage d’Alençon, réunie au dit Alençon par suite et en exécution des lettres du Roy données à Versailles le 24 Janvier dernier pour la convocation des Etats libres et Généraux du Royaume en ladite ville de Versailles au 27 avril prochain (…) ; a été procédé ainsy qu’il suit à la rédaction des instructions et des pouvoirs que le dit ordre de la noblesse entend donner à ses députés aux dits états (…) déclarant ladite assemblée former toute protestation et réserves contre les changements et innovations qui auraient pu être faittes ou apportées, tant par les dites lettres que par le règlement y annexé, aux formes anciennes et constitutionnelles consacrées par nos coutumes et par nos usages (...)
I.
(...) L’assemblée donne mandat spécial à ses députés aux états généraux de requérir qu’il soit expressément et solennellement proclamé que constitution de l’empire françois est telle, que son gouvernement est et doit rester monarchique ; que la couronne y est héréditaire, et non pas élective ; que les femmes et leurs descendants y sont exclus de la succession du thrône ; que cette succession est dévolue de droit et sans partage à l’aîné de la ligne masculine la plus proche dans la famille régnante, née francois et regnicole ; qu’à lui seul appartient sans dépendance le droit de régir et gouverner l’Etat sous le titre de Roy, avec la plénitude du pouvoir exécutif, mais suivant et par des lois fixes, qu’il ne peut changer à la volonté ; d’autant que, suivant la constitution de ce même empire, deux causes y doivent toujours concourir à la formation et à l’abrogation des lois : le consentement de la nation, et le décret des princes. (…)
II.
Considérant qu’il est plus que jamais de la prudence et de l’intérêt de la nation de se défier de l’esprit de système et de ce goût pour l’innovation, qui semblent caractériser notre siècle ; que toute la nation se doit à elle-même de porter une sorte de respect religieux à ses anciens usages, à ses institutions antiques qui tiennent toujours au génie qui lui est propre, à ses mœurs et à son caractère ; qu’on se flaterroit en vain d’obtenir un ordre des choses assez parfait, pour qu’on le pût affirmer qu’il ne comporteroit aucun abus ; qu’en réformant un ordre ancien, sous prétexte qu’il en peut résulter quelques inconvénients, il est toujours à craindre de donner, par l’introduction d’un ordre nouveau, naissance à des abus d’un autre genre, et bien plus véritablement nuisibles ; convaincue que si l’antique constitution de nos assemblées nationales, cette constitution qui veut que tout homme libre y soit appelé ; qu’il y stipule, par lui ou par ses représentants, ; que ces hommes libres y forment trois classes ou ordres différents ; que ces ordres y délibèrent séparément ; que l’influence de chacun d’eux y soit égale (…/…) Convaincue que si cet ordre de choses, consacré par la pratique de tant de siècles, a des inconvénients, que s’il pouvait être remplacé par un ordre meilleur, ce ne serait certainement pas par celui de la réunion forcée de ces trois ordres pour délibérer en commun et par tête ; que l’effet inévitable d’une pareille institution, qui ferait de l’assemblée nationale une assemblé de la multitude, seroit d’amener à la destruction entière de la Monarchie ou sa conversion en despotisme (…/…), l’assemblée [des nobles du bailliage] (…) donne mandat exprès et spécial à ses députés de maintenir l’ancienne délibération par ordre, ainsi que l’entière et parfaite indépendance de chacun des dits ordres, leur déniant tout pouvoir de donner aucun consentement, soit définitif, soit provisoire pour consentir ni prêter directement ou indirectement à ce qu’il soit fait ou porté aucune atteinte à l’ancienne division des ordres, à leur mutuelle et respective indépendance ; leur enjoignant de se retirer de toute délibération en commun, où la réunion des trois ordres serait forcée.
III.
Le vœu de l’assemblée est que les députés sollicitent le rétablissement des états provinciaux (…)
Ils réclameront également l’exécution pleine et entière de la charte de cette province et l’anéantissement de toutes les dérogations qui y ont été faittes, contre lesquelles ils protesteront. (…)
V.
Suivant la constitution de cet Empire, qui est celui des Francs, chaque individu, sans distinction de naissance, d’ordre, ni de rang, doit jouir, sous l’authorité et sous la sauve-garde des loix, de la plénitude de sa liberté individuelle, ne devant être comptable de sa conduite qu’à la loy, aucun ne doit être privé arbitrairement de cette liberté, ni par l’exil, ni par l’arrêt, ni par l’emprisonnement de sa personne.
Conséquemment à ce principe, l’assemblée donne mandat spécial à ses députés de requérir
1.° L’abolition entière de l’usage arbitraire des lettres de cachet (…)
3.° Que l’élargissement provisoire soit toujours accordé, après l’interrogatoire prêté, en fournissant caution, excepté dans le cas où le détenu seroit prévenu d’un délit qui mériterait peine corporelle.
4.° Que nul ne puisse être jugé que par les juges naturels indiqués par la loy ; et ce suivant les loix, sans que les juges puissent les interpréter ni modifier ; et aussy sans qu’en matière criminelle, aucune cause puisse être évoquée sous quelque prétexte que ce soit, si ce n’est dans les cas prévus et nommément exprimés dans les loix.
(…)
5° Que toute personne détenue ou arrêtée de quelque manière que ce soit, et n’importe en vertu de quelle authorité, soit remise dans un délay qui sera fixé entre les mains de la justice ordinaire.
7° Que les membres des états généraux et ceux des Etats provinciaux soient déclarés personnes inviolables et que, dans aucun cas, ils ne puissent répondre de ce qu’ils auront dit ou fait dans les dits Etats, si ce n’est aux dits Etats eux-mêmes.
8° Que les Etats généraux s’occupent des moyens les plus efficaces de procurer une bonne et prompte réforme du code criminel, ainsy que du code pénal.
9° Que tout accusé puisse jouir du bénéfice des deux degrés de juridiction.
VI.
2° Qu’il soit solennellement déclaré et expressément reconnu qu’aucun impôt ou subside ne peut être établi, demandé ni perçu, qu’il n’ait été préalablement consenti par la nation assemblée en états généraux. (…)
3° que tous les impôts actuellement subsistants, y compris ceux connus dans le langage fiscal sous le nom de domaine incorporel, tels que les contrôles, centième, denier, etc., etc., ayant été établis pour la plupart sans aucun consentement des contribuables, soient déclarés nuls et illégaux, et ne puissent continuer d’être perçus même provisoirement qu’en vertu d’un consentement des trois ordres aux prochains états généraux, toute perception d’impôt non consentie étant une violation perpétuelle et manifeste du droit de propriété.
VII.
Sans que la noblesse du bailliage d’Alençon entende se refuser à contribuer à la dette qui sera reconnue légale aux états généraux, l’assemblée recommande à ses députés de défendre et maintenir la conservation des droits, franchises et immunités dont la noblesse a joui dans tous les temps, et de veiller à ce qu’il ne soit porté aucune atteinte à ses droits de propriété utiles et honorifiques.
Son vœu est en outre (…)
2° Qu’aucune charge vénale ne donne désormais les privilèges de la noblesse, ni la noblesse héréditaire, et que cette distinction ne puisse être accordée que pour de longs et utiles services rendus à l’Etat, et constatés par les suffrages des Etats de la province.
VIII.
L’assemblée recommande expressément à ses députés de demander et requérir
1° Que la liberté de la presse soit authorisée, avec les seules modifications nécessaires pour garantir l’ordre public et l’honneur des particuliers.
2° Que le respect le plus absolu pour toutes les lettres confiées à la poste soit ordonné, et qu’il soit pris les moyens les plus sûrs pour qu’il en lui soit porté aucune atteinte. (…)
4° que le retour périodique des états-généraux devienne le régime permanent de l’administration du Royaume ; que l’intervalle de leurs assemblées successives soit fixé et qu’il soit statué que tous impôt ou subside cessera de plein droit à l’époque indiquée pour le retour périodique, s’il arrivait que les états généraux ne fussent pas convoqués et assemblés à cette même époque. (…)
8° Que toutes les entraves fiscales qui retardent le progrès de l’agriculture, qui dégoutent certaines classes de citoyens de l’exploitation des terres et qui nuisent à la facilité des contrats translatifs de propriété soient anéantis.
9° Que touttes les gênes de même nature qui arrêtent l’essort du commerce et la prospérité des manufactures soient détruites.
Exploitation pédagogique :
Quelques pistes pour l’exploitation du document :
- Relever le vocabulaire du conservatisme et tout ce qui exprime l’attachement à l’ancien régime.
- Relever au contraire les éléments qui témoignent de l’influence libérale.
- Comparer avec les cahiers du tiers et du clergé pour faire apparaître les points de convergence et d’opposition qui seront sources à la fois des dynamiques et des tensions de la Révolution.
Pour aller plus loin :
- Jean-Claude Martin, « La Révolution et l’Empire », L’Orne de la Préhistoire à nos jours, JM Bordessoules, Saint-Jean d’Angély, 1999, pp. 208-240.
- Karine Dulong, « Citadins et paysans en colère en 1789 », Le Pays Bas Normand, 216, 1994, 4.
- Gérard Bourdin, Aspects de la Révolution dans l’Orne, 1789-1799, 1989.
- Jacques Revel, Dictionnaire critique de la Révolution française, Furet, Ozouf éd., Paris Flammarion, 1988.
- Albert Soboul, Dictionnaire historique de la Révolution française, Paris, PUF, 1989.
Thématique(s) :
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