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La Grande Peur dans l'Orne : le pillage du château de Couterne

  • Usage pédagogique Usage pédagogique
  • Date du document : 27 juillet 1789 - 02/10/1789
  • Référence : Arch. dép. Orne, B Supp 14
  • Lieu(x) : Couterne
  • Période(s) : Révolution et Empire (1789-1815)

Présentation :

Le pillage du château de Couterne s’inscrit dans la vaste séquence de troubles qui agitèrent les campagnes françaises à la fin du mois de juillet 1789 : la « Grande Peur » et les émeutes paysannes qui suivirent. Le document présenté rapporte de manière saisissante les événements qui touchèrent tout particulièrement le Bocage ornais.

La Grande Peur dans le royaume

La Grande Peur est un épisode singulier de la Révolution, trop longtemps présenté comme la résurgence d’un archaïsme rural. Par certains aspects en effet, elle s’inscrit dans le temps long d’un Ancien Régime secoué régulièrement par les révoltes ou émotions paysannes. Elle résulte aussi du mécontentement populaire qui grandit dans les campagnes : à partir des années 1770, elles connaissent à la fois un mouvement de croissance démographique et une récession économique. Enfin, la Grande Peur doit être replacée dans le temps court des années 1788-1789. En 1788, les récoltes sont mauvaises (« les blés sont manqués » disent les habitants de Saint-Germain-du-Corbéis dans leur cahier de doléances). Dès l’hiver 1789, les prix augmentent et au printemps de nombreuses manifestations ont lieu dans le royaume pour protester contre la cherté, les « affameurs » et l’ordre seigneurial. Les misérables errants sur les routes se font plus nombreux. Ajoutons à cela les attentes suscitées par la rédaction des cahiers de doléances et l’on obtient une atmosphère inquiète et électrique. La prise de Bastille va précipiter les événements.

À partir du 20 juillet, depuis quelques « foyers » de départ, la rumeur se répand : l’aristocratie, dit-on, prépare un complot pour se venger des victoires du tiers-état. Des mercenaires étrangers et / ou des brigands viendront pour détruire les récoltes, attaquer les villages et les rançonner. Ils se déplacent la nuit. Pour se défendre, les paysans s’arment, organisent des rondes et des tours de guet. Mais personne ne vient. Alors, ils s’en prennent à ceux qu’ils jugent responsables de la menace et attaquent les châteaux. Là, ils exigent que les seigneurs renoncent à leurs droits et détruisent les terriers (ou chartriers), c’est-à-dire les documents qui fixaient la délimitation des parcelles, les noms des tenanciers et les charges. D’une certaine manière, ces destructions étaient une mise en application directe des doléances dont la satisfaction tardait à venir.

La Grande Peur dans l’Orne

Dans ce qui deviendra le département de l’Orne, la situation des campagnes est particulièrement difficile dans le dernier quart du XVIIIe siècle, plus encore dans le Bocage, à l’Ouest, où se situe le château de Couterne (à quelques kilomètres de Bagnoles). La disette se fait sentir dès l’hiver 1789 et cause une vive agitation dans toute la généralité d’Alençon : on relève des troubles à L’Aigle en février, une émeute en mars à La Ferté-Vidame, en avril à Bellême, Alençon puis en juin à Bellême encore et Mortagne. En cause : les taxes ou le blé trop cher.

Après la prise de la Bastille, les événements s’accélèrent : le 19 juillet, le bureau des aides et celui du grenier à sel d’Argentan sont pillés. D’autres troubles ont lieu à Alençon, à l’Aigle, à Domfront. Le 20 juillet, c’est à Carrouges que l’on pille le grenier à sel.

Les rumeurs de la « Grande Peur » arrivent depuis le Maine et le Perche et touchent la généralité les 23 et 24 juillet, baptisés par les contemporains les « jeudi et vendredi fous ». On raconte que 1500 ou 1600 bandits arrivent de Bellême et dévastent tout ; Mamers envoie des émissaires à Alençon pour demander de l’aide. Leconte de Betz, bourgeois d’Alençon, cité par René Jouanne, raconte : « La nuit du 22 au 23 arrivèrent des coursiers de la ville de Mamers pour demander du secours, disant qu’une troupe de malfaiteurs, au nombre de quinze ou seize cents, étaient sur la route de Saint-Cosme à Bellesme, avaient tout dévasté et pillé. Cette arrivée causa beaucoup d’émotions. On court aux armes. On en distribua la nuit et beaucoup le jeudy matin. Heureusement, ce ne fut qu’une fausse alarme. L’après-midi en survint une autre (…) On cria aux armes. On ferma les portes, les fenêtres, les boutiques. On se porta dans le faubourg Monsort, où devait être le danger. Le tout se réduisit à une rixe entre deux hommes. » Mais la panique a aussi gagné les campagnes : « dans toutes les paroisses voisines, on battait la cloche ». Alors on se prépare malgré tout : « Le soir on passa en revue la milice bourgeoise sur la place, divisée en six sections. On s’occupa de la discipliner et de la former. Ensuite, chaque jour, elle a produit l’effet de contenir la populace et à ce que la perception des droits se fît comme à l’ordinaire. » (extraits de Mémoires historiques sur la ville d'Alençon, ses comtes et ducs, mis en ordre et recueillis par Le Conte de Betz, manuscrit ; ADO 31J201)

Dans les campagnes aussi, on s’arme et on s’échauffe. Certains estiment alors que l’occasion est propice pour obtenir rapidement la suppression des droits féodaux, demandée déjà en mars dans les cahiers de doléances. Le Bocage est alors sans doute parmi les régions de France les plus touchées par ce phénomène. René Jouanne a fait la liste des châteaux attaqués : « du 22 au 25 juillet, cinq châteaux sont pillés dans la région de Flers, dont Ségrie-Fontaine, Caligny et Durcet. Du 24 au 27 juillet, huit châteaux, situés autour de la forêt d’Andaine sont à leur tour pillés » (Gérard Bourdin).

Le pillage du château de Couterne

Le document présenté est le procès-verbal établi par l’officier de la maréchaussée de Château-Gontier, le lieutenant de la Raitrie. Le 25 août, il s’est rendu au château de Couterne pour recueillir le témoignage du marquis Charles Gabriel Daniel de Frotté, seigneur de Couterne. Cette démarche s’inscrit dans le cadre d’une procédure judiciaire en cours à l’encontre des responsables des pillages.

On l’a dit : l’attaque du château de Couterne, le 27 juillet, fait partie d’un ensemble plus vaste d’émeutes qui touchent toute la région. Elles impliquent les paroisses de La Coulonche, de La Sauvagère, Méhoudin, Antoigny, Couterne, Tessé. Le château de Couterne est « visité » par les mêmes bandes qui s’en sont pris aux châteaux de La Coulonche et de Vaugeois les jours précédents.

Une foule armée d’outils agricoles arrive dans le château et exige qu’on lui remette les documents du chartrier. Face à la menace, le marquis cède. Le chartrier est incendié et, avec lui, tous les autres documents de la famille. Des fenêtres sont brisées, on boit le vin et le cidre du seigneur, on mange son pain. Puis le seigneur est contraint de signer un « acte de renoncement à tous ses droits. » C’est bien l’ordre seigneurial qui est visé.

A Couterne, comme lors des autres expéditions organisées dans la région, la foule est menée par les personnages influents du monde rural (hommes de lois, gros propriétaires). On trouve ici Martin (ou Saint-Martin) Duplessis, avocat à la Ferté-Macé, et son père Saint-Martin dit Rigaudière, tous deux très actifs déjà dans les attaques précédentes aux châteaux de La Coulonche et Vaugeois. On pourrait dire, en quelque sorte, qu’il s’agit de la petite bourgeoisie. Le gros de la troupe est formé de divers journaliers, artisans, bûcherons, charbonniers. Les meneurs sont arrêtés à la fin du mois d’août 1789.

Comme dans le royaume où l’on ne l’on compta, en tout, « que » 5 morts lors de ces épisodes, la violence à Couterne reste, somme toute, contenue : des dégâts matériels, des domestiques maltraités, la cave vidée. Le massacre du sanglier apprivoisé révèle cependant une profonde colère. La pauvre bête fait office de bouc émissaire et l’acharnement dont elle est la victime évoque un crime symbolique. A travers elle, c’est l’injustice de l’ordre seigneurial qui est massacré. D’autant plus que, animal sauvage domestiqué, il ne manque pas de rappeler aux roturiers assemblés que la chasse qui, à l’occasion, produit dans les champs des dégâts, comme les sangliers, est un privilège nobiliaire.

Les événements nous sont rapportés du point de vue du marquis de Frotté, retranscrit par le lieutenant de la Raitrie. Ils n'ont ni l’un ni l’autre aucune sympathie pour ceux qu’ils appellent les « brigands » : le premier parce qu’il en est la victime directe, le second par sa fonction (officier de police) et son état (noble). Malgré le parti pris hostile du témoignage, on remarque le caractère festif et transgressif des événements. On mange et on boit beaucoup alors que la disette sévit, mais mieux encore : on mange et on boit les biens du seigneur, celui à qui l’on doit taxes et corvées. Et quand on a tout mangé, ce sont les domestiques du marquis que l’on envoie chercher d’autre pain encore. Incontestablement, les « brigands » devaient jubiler de cette inversion de l’ordre social. Et l’on voit que les évènements de la Grande Peur peuvent en effet être lus comme une forme de résurgence « archaïque » des temps anciens, une sorte de grand carnaval rural ou de fête des fous mais, dans le contexte de 1789, ils sont aussi révolutionnaires, au sens propre, puisqu’ils renversent l’ordre seigneurial. L’Eglise d’ailleurs n’échappe pas à la colère des émeutiers qui embarquent de force les curées des paroisses voisines dans leurs expéditions.

Le document permet de comprendre comment les campagnes du royaume entrent dans le processus révolutionnaire. On y perçoit l’exaspération du monde rural devant les difficultés qui l’accablent depuis plusieurs années. Il faut aussi replacer la destruction des chartriers dans la continuité des revendications exprimées en mars lors de la rédaction des cahiers de doléances. Ces « passages à l’acte » révèlent en tout cas l’avènement d’un temps nouveau ; l’ordre féodal est sérieusement ébranlé. L’abolition des privilèges le 4 août viendra lui porter un nouveau coup, pas encore définitif cependant.

Transcription :

« Procès-verbal, dressé par la maréchaussée, du pillage et de l’incendie du chartrier du château de Couterne, 2 octobre 1789.

Il nous a été dit et déclaré par mondit seigneur de Couterne que, le 27 juillet dernier, viron sept à huit cents personnes armés de fusils, bayonettes, faux, brocs, fourches de fer, bastons ou massus, tant des paroisses de Couterne, Tessé, Antoigny, Méhoudin et autres, vinrent se présenter dans la cour du château, vers les quatre heures après-midi, jurant et menassant de mettre le feu au château, si on ne leur donnoit pas sur le champ le chartrier. Alors Monsieur de Couterne fut à eux leur représenter l’injustice de leur procédé. Un nommé Saint-Martin du Plessis, ci-devant avocat à La Ferté-Macé, qui étoit à leur teste, tenant d’une main par le colet Monsieur le curé de Couterne en sabots, robe de chambre et bonnet de nuit, et de l’autre main le notaire de Couterne, répondit à Monsieur de Couterne qu’il avoit des ordres pour cela, qu’il ne lui donnoit que cinq minutes ; après quoi on alloit incendier ou démolir tout le château. En effet, il fit approcher pour cela sa bande, en disant de faire feu, dans laquelle était le sieur Charles Saint-Martin dit le Rigaudière, son père, propriétaire de la paroisse de La Sauvagère et ayant, tant du côté de sa femme que par acquêt, beaucoup de biens dans la paroisse de Couterne.

Sur le champ, Monsieur de Couterne ouvrit son chartrier. Partie de ses brigands y entrèrent en foulle, les autres alume des feux, brise les croisées, force les portes du château, celles des caves et caveaux, boivent le cidre, s’enyvre de vain, cassèrent environ quatre cents bouteilles, maltraitèrent Suzanne Viel, femme de charge, qui vouloit en défendre la porte. Ils ne se sont pas contentés des aveux et gages plèges et autres concernant la féodalité. Tous les autres papiers les plus précieux de M. de Couterne, quoique cachés, sont devenus leur proye : les registres comte de recette et de dépense de biens éloignés, titres de propriété, contrats d’acquêts, papiers de famille, contrats de mariage, généalogie, titres de noblesse, recoeuilles de lettres de dons et de lettres missives écrittes tout au long de la propre main de François Premier, de Margritte de Valois, raine de Navarre et de Henry Deux (monument honorable de la confiance de ses rois et raine et de la satisfaction qu’ils ont eus des services des ançaitres de Monsieur de Couterne), les titres d’ellection des foires et marchés de Couterne, ceux pour la construction du pont de Couterne, les aveux rendus au roy et autres titres, des écritoires en porte-feuille, fermant à clef et renfermant des effets, billets, obligations, quittances, marchés, transactions et autres actes sous sing ; tout a été bruslé, pillé ou volé. On a fini par le forcer à donner un acte d’amortissement des rentes qui lui étaient dues et de renonciation à tous ses droits.

Les brigands ont tué à coups de fusil et massacré à coups de faux un senglier apprivoisé qui étoit dans la cour, dans laquelle ils ont tiré viron trois cents coups de fusil ; ils ont brisé les vistres et les petits bois de deux croisées du château ; les portes des caves et caveaux ont été forcées ; plusieurs autres portes porte les marques des coupes qu’elles ont reçus ; des chaises brisées ; ils ont mangé tout ce qu’il y avoit de pain dans la maison et ensuitte forcé les domestiques d’aller aux villages voisins en emprunter, que Monsieur de Couterne a été obligé de payer depuis. Plusieurs de ses domestiques ont été maltraités par eux ; ils on volé le chapeau du nommé Lafrance, domestique de ladite maison et en ont laissé un mauvais."

Exploitation pédagogique :

Quelques pistes pour l’exploitation du document :

Le document est riche. Plusieurs éléments peuvent être pris en compte pour son exploitation en classe :

  • contextualisation, à l’échelle de la région et du royaume ;
  • identification des acteurs et de leurs revendications ; on peut ainsi élargir sur le fonctionnement de la société d’Ancien Régime et la contestation dont elle fait l’objet ;
  • le déroulement des événements, leur caractère festif et transgressif, caractéristiques de premiers temps de la Révolution ;
  • la nature du document et le parti pris de l’auteur.

Pour aller plus loin :

  • Jean-Claude Martin, « La Révolution et l’Empire », L’Orne de la Préhistoire à nos jours, Ed. JM Bordessoules, Saint-Jean d’Angély, 1999, pp. 208-240.
  • Karine Dulong, « Citadins et paysans en colère en 1789 », Le Pays Bas Normand, 216, 1994, 4.
  • Gérard Bourdin, Aspects de la Révolution dans l’Orne, 1789-1799, 1989.
    Gérard Bourdin, « La décennie révolutionnaire dans l’Orne. 1789-1799 », Mutations et permanences. L’Orne et la Révolution, Bulletin de la Société Historique et Archéologique de l’Orne, CVIII, 4, 1989, pp. 99-122.
  • Jacques Revel, Dictionnaire critique de la Révolution française, Furet, Ozouf éd., Paris Flammarion, 1988, s.v. « Grande Peur ».
  • René Jouanne, « Les émeutes paysannes au Pays Bas Normand », Le Pays Bas Normand, 105, 1957, 1, pp. 2-85.

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  • Procès-verbal du pillage du château de Couterne (document en entier).pdf

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