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La Terreur à Mortagne ?

  • Usage pédagogique Usage pédagogique
  • Date du document : 24/10/1793
  • Référence : (Arch. dép. Orne, L 5116)
  • Auteur(s) : Charles François , Etienne Desgrouas , Grégoire Michel
  • Lieu(x) : Mortagne-au-Perche
  • Période(s) : Révolution et Empire (1789-1815)

Présentation :

Lettre du député de l’Orne Desgrouas à la Société Populaire de Mortagne, 3 brumaire an II (24 octobre 1793).

Le 24 octobre 1793, le député Desgrouas invite ses « frères et amis » de la société populaire de Mortagne à éliminer sans tarder tous les suspects emprisonnés à Mortagne : « sabrez partout vos ennemis. » Depuis le 5 septembre, en effet, la « terreur est à l’ordre du jour ». Le 17, la loi des suspects demande l’incarcération de tous les émigrés, parents d’émigrés, curés réfractaires ainsi que tous ceux à qui l’on a refusé un certificat de civisme ; un tribunal révolutionnaire devra statuer sur leur sort. Comment ces dispositions exceptionnelles se traduisent-elles dans l’Orne ? Le courrier de Desgrouas permet de mettre en évidence les ressorts de la Terreur.

Charles François Grégoire Michel Etienne Desgrouas est né à Bellême en 1747 dans une famille de petite bourgeoisie. Au cours des années 1770, pour échapper à la justice semble-t-il, il part à Saint-Domingue où il exerce le métier de chirurgien (comme son père). Il revient à Mortagne en 1786. Il se montre tout de suite très actif dans le processus révolutionnaire. En 1789, il est officier dans la Garde Nationale de Mortagne. En 1790, il est élu à la municipalité de Mortagne. Très patriote, hostile aux prêtres réfractaires et à toute forme de tiédeur envers la Révolution, il est proche des idées jacobines. Il devient rapidement un homme politique très influent à Mortagne. En septembre 1792, Desgrouas est élu à la Convention. Il siège avec les Montagnards, fréquente le club des Cordeliers. C’est un fervent admirateur de Marat ; il se lie bientôt d’amitié avec son compatriote ornais Hébert. Il se rapproche des « Enragés », partisans des Sans Culottes, à l’extrême gauche de la Convention.

93, on le sait, c’est l’année terrible. Depuis l’exécution de Louis XVI, la coalition européenne contre la République s’est encore élargie. En février, la Convention ordonne une nouvelle levée de 300 000 soldats ; tous les Français âgés de 18 à 40 ans sont déclarés en état de « réquisition permanente ». Cette décision alimente le mécontentement dans les campagnes de l’Ouest ; nombreux sont ceux qui refusent la conscription et alimentent ainsi l’insurrection vendéenne. Dans le bocage ornais, les réfractaires à la conscription formeront bientôt les rangs de la chouannerie. A l’été 1793, la situation devient très difficile : sur le front extérieur, la République doit faire face à une nouvelle offensive des coalisés tandis qu’à l’intérieur elle est confrontée à la fois aux Vendéens et à la l’insurrection fédéraliste. Pour faire face, la Convention décide le 23 août la levée en masse de tous les jeunes de 18 à 25 ans, ainsi que les hommes célibataires et veufs sans enfants.

Par ailleurs, la Convention répond à la menace par une série de mesures judiciaires exceptionnelles. Il s’agit de lutter contre tous ceux que l’on suspecte de vouloir profiter du départ des hommes au front pour attaquer la République de l’intérieur : « les monstres qu’ils laisseroient après eux ». Au mois de mars est créé un tribunal révolutionnaire, qui juge sans appel. On institue aussi des comités de surveillance pour placer les suspects sous contrôle. A Mortagne, Desgrouas joue un rôle très actif dans la mise en place du comité. Ces mesures d’exception, qui culminent en septembre avec la loi des suspects, sont justifiées par la volonté d’encadrer la violence du peuple et éviter de reproduire les massacres de septembre 1792. On connaît la formule de Danton, en mars 93 : « Soyons terribles pour éviter au peuple de l’être ».

Desgrouas s’inscrit dans cette perspective : face à la menace vitale qui pèse sur la Révolution, il faut d’une part « marcher en masse » vers les frontières et d’autre part « sabrer » les suspects. L’Orne en effet est menacée par l’insurrection vendéenne, que Desgrouas appelle la « conjuration de Bretagne ». Les troupes vendéennes, vaincues à Cholet le 17 octobre, progressent en Mayenne et atteignent Laval le 26 : « J’ai appris que les brigands sont dans la Mayenne, ils sont à Laval ». Dans le Bocage, les réfractaires à la conscription commencent à former des bandes que l’on appellera bientôt les chouans. Pour le député, la proximité des forces contre-révolutionnaires va encourager les ennemis de la Révolution ; les suspects que le Comité de surveillance a jetés en prison seront ainsi libérés. Il faut donc s’en débarrasser  tout en conservant une procédure légale. Ainsi, Desgrouas demande la création d’un tribunal révolutionnaire, pour juger « militairement » les détenus. Pas de pitié donc, mais le respect tout de même de la légalité.

On ne sait pas ce que les « frères et amis » de la société populaire de Mortagne ont pensé de ce courrier. La Société, dont Desgrouas est un membre fondateur, est créée en 1790. Comme dans tout le royaume, l’essor des sociétés populaires à partir de 1789 illustre le développement de la société civile et l’apprentissage de la démocratie. Elles sont des lieux de débat, d’information, de proposition. Quoi qu’il en soit, le Comité de Surveillance, dont les membres étaient aussi ceux de la Société Populaire, n’a pas écouté les appels à la justice expéditive de leur député. 200 personnes environ ont été emprisonnées à Mortagne sous son impulsion pour des motifs politiques, mais aucune ne sera « sabrée » pendant la Terreur.

Le courrier de Desgrouas permet de mettre en évidence les ressorts qui aboutissent à la mise en place de la Terreur. La situation militaire périlleuse à l’extérieur, les menaces de la contre-révolution à l’intérieur, les soupçons de complot qui, depuis Varennes au moins, ne cessent de parcourir la société française, tous ces éléments créent une situation d’extrême tension que les conventionnels les plus radicaux cherchent à la fois à exploiter pour éliminer leurs adversaires et à contrôler pour éviter les débordements. Les appels de Desgrouas à sabrer tous les suspects resteront pourtant sans effet. Loin de Paris et de la pression des Sans Culottes, les Percherons ont préféré la modération. Peut-être faut-il aussi y voir l’effet d’une sociabilité rurale où les différents acteurs politiques, quelles que soient leurs opinions, se connaissent de longue date ?

Pour aller plus loin :

Claude Cailly, "Le conventionnel Desgrouas et la Révolution à Mortagne-au-Perche", Cahiers percherons, 190, 2012/2.
François Furet, Mona Ozouf, Dictionnaire critique de la Révolution française, sv « Clubs et sociétés populaires » et « Terreur », Paris, Flammarion, 1988.
Albert Soboul, Dictionnaire historique de la Révolution française, sv « Sociétés fraternelles/populaires/sectionnaires » et « Terreur », Paris, PUF, 1989.
Sophie Wahnich, La Révolution française. Un événement de la raison sensible, 1787-1799, Paris, Hachette, 2017.

Transcription :

Paris, le 3e jour du 2e mois, l’an 2 de la République

Aux Républicains composans la Société populaire de Mortagne

Frères et amis,

J’ai appris que les brigands sont dans la Mayenne, qu’ils sont à Laval ; plus de doute sur les projets de conjuration dans l’Orne, plus de doutes sur les conspirateurs de Mortagne.

J’aurois fléchi comme vous en penchant du côté de l’humanité, mais loin de cela je vous engage d’être plus sévères que jamais et de sabrer tous vos suspects, pour n’en pas laisser un si vous êtes obligés de défendre vos foyers, ou d’aller au secours de vos frères qui vraisemblablement seront obligés d’abandonner les leurs.

Ecoutéz, chers concitoyens, les réflexions que j’ai faites, et la vérité comme elle est, analisez comme moy le tout et voyez si vous avez la plus petite grace à faire.

Les mouvements contre-révolutionnaires dont vous avez su les secousses sont trop bien liés pour n’y pas reconnaître les branches de la conjuration de Bretagne, rapprochez les faits avec tout ce que je vous en ai dit dans les temps, et ce qui s’est passé depuis à Mortagne. (…)

Tous ces faits ne prouvent-ils pas qu’on se disposait à Mortagne à une contre-révolution et que l’on s’attendait à la trouée des brigands par l’Orne ?

Il n’est plus tems de se le dissimuler, notre département entrait dans la conjuration, et si Alençon a ses coupables, Mortagne a aussi les siens ; quelque bonne volonté qu’on auroit d’estre indulgens, on ne peut se refuser à l’évidence, et l’on ne peut plus se laisser fléchir sans danger.

Tout l’Orne est ouvert, vous ne l’ignorez pas, de Laval à Alençon, d’Alençon à Mamers, de Mamers au Mans, puis à la Flèche et à Angers.

Tous ces pays là fourmillent d’aristocrates, et tous paroissent attendre le moment de se réunir à l’armée brigande, ceux mêmes qui sont détenus certains qu’on forcera leur prison puisqu’on l’avait déjà tenté par une adresse après l’avoir exécuté deux fois illégalement, c’est un torrent qui va peut-être affliger nos contrées.

Frères et amis, braves sans culottes, chers concitoyens, que cela ne vous alarme pas ! Soyez au contraire plus déterminés que jamais, on ne meurs qu’une fois et on est esclave toute la vie ; levez vous tous et marchez en masse, mais en le faisant, créez sur l’heure un tribunal révolutionnaire et jugez militairement vos détenus et tous les coupables de votre cité, soyez sans pitié et ne faites grace à aucuns même sur votre route, afin que tous les bons citoyens vous suivent et marchent comme vous en sureté, persuadés que leurs femmes et leurs enfants ne seront point assassinés par les monstres qu’ils laisseroient après eux, et qui les égorgeroient sans miséricorde.

J’ai parlé au comité de Salut Public, je lui ay dit qu’il y avait plus de mil détenus dans nôtre département, et que vous en aviez un grand nombre à Mortagne : eh ! bien je vous communique son remède ! c’est le mien, c’est celuy de tout homme qui veut la république une et indivisible ; il n’y en a pas d’autres si vous êtes serrés de près : sauvez la patrie, sauvez vous, sauvez vos femmes et vos enfants, sauvez vos propriétés, sauvez votre ville ! Sabrez partout vos ennemis et volez au secours de vos frères.

Salut et fraternité !

Votre concitoyen Desgrouas.

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